« Scintille, ô ma chauve-souris !
Que fais-tu dans le soir tout gris ? »
   (Alice au Pays des merveilles)

Clartés aquariennes

Il n’est pas douteux que le monde traverse aujourd’hui une grave crise de peur, qui ne l’honore pas. On pourrait aller jusqu’à parler d’une « nuée de peurs et de fantasmes » qui obscurcit la vision. Une nuée propagée et amplifiée par la « Toile » : par ces réseaux asociaux où règne – pour parler comme Rabelais –  « l’hostile erreur qui tant postille ». Rien de bon ne peut sortir de ce cosmos en expansion, – de cet univers anonyme où l’on chasse en meute et pense en boucle. C’est la Cacosphère : extraordinaire exposition de toutes les variétés et nuances de la sottise, monde des passions basses et des bavardages ineptes, directement relié aux égouts du subconscient.
La Cacosphère, ou l’extension du domaine de l’insulte.

Tâchons d’écarter un peu cette nuée d’émotion générale qui brouille la vision des événements.

En cette période de transition astrologique, le monde est troublé, les esprits sont désorientés. Beaucoup ont le sentiment d’une perte de repères, que leur propre existence leur échappe, que le sol sous eux se dérobe. Ils ne voient partout que détresse et désordre; que justice bafouée, que bon droit trahi, que mensonge et duperie… De là cette prolifération d’idées bizarres qui envahissent les cerveaux.
Pour redonner sens au chaos, il faut trouver des responsables du chaos – et, si besoin, en inventer (« L’Etat profond », « les Illuminati », « L’oligarchie ploutocratique internationale » – « vade retro », Bill Gates !).
Les spécialistes qui se penchent sur les phénomènes complotistes expliquent ainsi l’émergence de nouvelles croyances. L’homme a toujours eu besoin de croyances, mais la particularité de ces dernières est d’être fortement assombrissantes – voire cauchemardesques. Elles incarnent les terreurs enfantines d’adultes en pleine phase de régression, et ne supportant plus la complexité du monde. « Le degré de maturité d’un homme, disait Kant, se mesure à la quantité d’incertitude qu’il est capable d’accepter »….

Il n’est cependant pas tout à fait exact de dire qu’en période de transition astrologique « le monde change ». Ce qui change, pour employer la formule de Wallace Stevens, c’est le sense of world, le sentiment du monde. Il y a là bien plus qu’une nuance.
L’astrologie ésotérique nous a appris qu’il existait deux sens de parcours autour du Zodiaque. Il y a donc deux manières d’entrer subjectivement dans l’ère du Verseau, – et notre « sentiment du monde » en découle.
Ceux qui y entrent dans le sens de la marche, percevant un avenir devant eux, se montrent sensibles à certaines promesses.  Ceux qui y entrent à reculons, le regard tourné vers le passé, ne peuvent être sensibles qu’à des détresses.
Les premiers perçoivent des espaces qui s’ouvrent ; les seconds se figurent des menaces qui se referment.
Est-ce à dire qu’il n’existe nulle menace et qu’il n’y aurait aucune détresse ?  Les hommes qui entrent en avançant, les yeux ouverts, n’ont pas la candeur de le croire : ils demeurent attentifs ; ils savent que  » le corps agrandi de l’humanité nécessite un supplément d’âme » (Bergson). Mais leurs frères qui entrent à reculons accordent à ces menaces des proportions sans aucune mesure avec leur taille réelle, gonflées qu’elles sont, à leurs yeux, par leurs propres obsessions et leurs propres fantasmes. Ces derniers, entrant dans le Verseau la tête à l’envers, amassent en eux de telles nuées de colère, qu’ils en viennent à perdre plus ou moins la raison. Facit indignatio stultitiam.

Les mêmes troubles que nous vivons aujourd’hui ont été vécus par ceux qui ont connu la transition précédente : il n’y a pas de transformation sans tumulte ; et la vie n’avance jamais sans broyer du vivant.
Il y a deux mille ans, lors de la dernière transition astrologique, un Juste parmi les justes, un Sage, sur une butte chauve, était ignominieusement mis à mort entre deux malfaiteurs.  Si nous en croyons les témoins de l’époque, ce fut aussi un épisode de chaos : « La terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent » . – Nous n’en sommes pas là.
Tout était chamboulé, comme aujourd’hui. Ceux qui s’avançaient dans le sens de la marche, en restant debout (« Stabant »), n’en contemplaient pas moins une Promesse. Par delà ce chaos, leurs yeux distinguaient l’horizon d’un monde nouveau ; leurs oreilles percevaient les notes d’une « Bonne Nouvelle ». Ils avaient, comme dit saint Paul, « l’intelligence des choses invisibles ».  La petite fille espérance marchait devant eux sur le chemin raboteux (« Cette petite fille espérance qui n’a l’air de rien du tout » : Péguy).
D’autres, s’avançant au contraire à contre- saison, à contre- marche, à contre- cœur, ne faisaient que pleurer, que gémir et se lamenter.  Ils se répandaient en imprécations contres les « responsables » du chaos : le pouvoir romain ; les comploteurs juifs qui avaient délibéré sur les moyens d’arrêter Jésus par ruse ; et le sombre Judas Iscariote : Vade retro !
Lequel de ces deux groupes était-il porteur de l’avenir ? duquel de ces deux sont sortis les bâtisseurs de notre civilisation ? Qui détenait les germes du renouveau ? qui, la puissance séminale ?…

Il demeure une question de fond : pourquoi les thèses complotistes prospèrent-elles en tout temps avec une telle facilité ? Souvenez-vous des bullshits du défunt vingtième siècle : le mythe des « deux cents familles » et du « Mur de l’argent » ; la conjuration judéo-maçonnique et les Protocoles des sages de Sion, … Il s’en trouvait même pour penser et dire, dans les années 1939 -1940, » que tout était mensonge dans cette guerre, que Hitler était une invention des profiteurs, des ploutocrates et des marchands de canons » (Propos rapportés par Romain Rolland dans son Journal) …  Quelle étrange ressemblance avec notre actualité ! Mettez seulement « pandémie » à la place de « guerre », et remplacez « Hitler » par « coronavirus ». Quant aux « marchands de canons », ils semblent s’être opportunément reconvertis en marchands de vaccins… Le complotisme a lui aussi  ses variants.
Maintenant, pour répondre à notre question, il est intéressant d’invoquer la loi de Brandolini, selon laquelle « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter une information mensongère est d’un ordre de grandeur très supérieur à celle qu’il a fallu pour la propager ». C’est peut-être ce qui explique que le mensonge ait partout la part si belle et triomphe si communément. C’est aussi parce que ceux qui adhèrent à ces thèses y trouvent leur compte : il y a quelque chose d’excitant à imaginer des complots, quelque chose de valorisant à penser qu’on participe à leur dénonciation, – tandis que la simple vérité est souvent attristante de banalité ! … Les économistes ont depuis longtemps observé que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Il en va de même dans le domaine de l’information où les fausses données chassent aisément les bonnes. Voilà pourquoi les vérités les plus évidentes véhiculées par les chaînes de télévision ne provoquent plus qu’ire et ricanement de la part des croyants conspirationnistes, dont l’esprit est resté définitivement englué dans la Toile. Ils n’y voient plus que « propagande » relayée par des journalistes « collabos ». Eux, bien sûr, sont des résistants !  Résistants, ils le sont en effet, mais à toute thérapie.

Terminons toutefois par une constatation rassurante.
Les tenants des complots ne forment qu’une insignifiante minorité. L’illusion de leur nombre vient de ce qu’ils postillonnent beaucoup. L’illusion de leur force vient de ce qu’il est impossible de les raisonner : quoi que ce soit que l’on dise, qui n’ira pas dans leur sens, qui ne sera pas en étroite conformité avec ce qu’ils pensent d’avance être la vérité, sera d’avance tenu pour erreur. Leur opinion est faite ; ils n’en changeront plus. Ils ont définitivement basculé dans un monde parallèle.
Ces malheureux s’imaginent – non sans une certaine pointe d’orgueil – disposer d’une indépendance d’esprit qui leur permet d’échapper à ce qu’ils dénoncent comme des « manipulations ». Tout repose chez eux sur une double méprise, sur un double mépris : le petit peuple est naïf et endormi (mais pas eux, bien sûr, pas eux, – qui sont woke et qui ont percé à jour les machinations !) ; et tous les puissants, tous les représentants de la richesse, sont des intrigants.
Ainsi se flattent-ils de se soustraire à la « pensée dominante ». Mais ce qu’ils appellent la pensée dominante n’est pas autre chose que la pensée raisonnable, partagée par l’immense majorité des personnes de bon sens, – par le « petit peuple ». Nous savons, en effet, depuis Descartes, que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Quant à leur pensée proclamée indépendante, elle est tout bonnement le fruit d’un conditionnement, dont sont responsables les sites qu’ils choisissent de consulter. Ils y passent le plus sombre de leur temps, et se laissent peu à peu enfermer à leur insu dans ce qu’on appelle des « bulles de filtre ». Là, des algorithmes cachés leur servent la soupe qu’ils désirent avaler, en sélectionnant discrètement les contenus adaptés à leur profil. C’est avec délice qu’ils s’y abreuvent, afin de donner un aliment à leurs croyances et des vitamines à leurs obsessions. Si bien que ceux-là mêmes qui pensent que tous les hommes sont manipulés, en arrivent à être les plus manipulés de tous les hommes. Et les voilà navigant de sites désinformateurs en blogs farfelus. Blogs remplis des amphigouris de gourous sortis de nulle part : soi-disant chercheurs, inconnus du monde de la recherche; « universitaires » sans titres ni publications; théoriciens lunaires, suspendus dans la corbeille de Socrate; faussaires intellectuels qui s’emploient à fausser les esprits, et souvent liés entre eux par les mêmes cordes de potence, sur lesquelles il n’est pas rare de trouver des traces d’ADN russe.
Les fréquenteurs de ces univers parallèles ont un mode de fonctionnement commun : incapables de supporter les incertitudes liées à la complexité du monde, ils tentent de museler leur angoisse en instruisant à charge contre le monde. Ainsi que font les jurys dans l’univers inversé d’Alice, ils mettent la sentence avant le jugement.  Et leur sentence est que notre monde est un monde criminel, gouverné par des criminels. Ils s’engouffrent dans cette hypothèse, ferment toutes les autres pistes, ne se donnent même plus la peine de chercher ailleurs de possibles lumières, ni d’écouter les avocats de la défense, considérés par eux comme des mazettes ou des complices.
Ce que disent ces avocats ? Qu’entre différentes hypothèses, la raison nous recommande de choisir la plus simple. C’est le vieux principe du « Rasoir d’Occam »… Aux dérèglements d’une société, il sera donc toujours plus raisonnable, et plus sage, d’attribuer pour origine de simples déficiences humaines et des balourdises politiques (dont personne ne songe à nier l’affligeante banalité ), plutôt que de complexes et tortueuses machinations.

Résumons et concluons.
Il existe une pensée raisonnable, qui rallie les suffrages aussi bien des masses que des élites éclairées ; et, autour d’elle, surnageant, quelques bouffées délirantes sécrétées par des esprits ou malheureux ou malveillants. … Paul Valéry nous a appris qu' »un fait mal observé est plus perfide qu’un mauvais raisonnement » ; ils ont réussi, quant à eux, à conjuguer des raisonnements boiteux avec des observations biaisées.
Soyons sereins : l’air pur du Verseau, pénétrant à grands courants dans notre atmosphère, aura tôt fait de balayer tous ces miasmes. Et leurs derniers  diffuseurs nous ferons de gros rhumes.
L’avenir des illusions n’est pas brillant !

JDR